29.4.05

21 - Après...

Je ne garde que certaines bribes des évènements qui ont suivi la mort d’Erika.
Je me revois entrer dans sa chambre, son père soutenant sa mère en larmes. Elle me regarde et me serre tout contre elle. Sa robe est trempée par les pleurs.
C’est froid.
Puis ils quittent la pièce.
Je me retrouve seul avec… elle. Est-ce qu’on peut encore dire elle ? Son corps ? Son cadavre ? Sa dépouille ? Son enveloppe ?
Tout ça me dépasse. J’ai 17 ans et de mes deux seuls amis je viens de perdre le plus énigmatique.


Je crois l’avoir déjà mentionné, Erika est arrivée en France avec ses parents il y a deux ans et demie maintenant.
Elle a appris le français sur le tas et parlait déjà presque couramment.
Au début j’étais un peu amoureux d’elle. Je m’étais rapproché « stratégiquement » afin de lui apprendre le français. Et puis le temps aidant, notre relation est devenue platonique tout en se mêlant d’amitié.
La suite vous la connaissez : Erika, Franck et moi étions… étions… Voilà que je parle déjà de nous au passé !

Nous étions inséparables et faisions presque tout ensemble.
C’est bizarre, maintenant que j’y pense, je ne connais quasiment rien du passé d’Erika. Elle restait toujours très discrète sur ce sujet lorsque Franck et moi lui posions des questions.
Au début ça nous avait intrigué et puis après nous n’y pensions plus.
Je me souviens qu’une fois elle avait fait allusion à la mafia russe, je crois, en cours d’histoire. C’était un des cours qu’on avait sa classe et la mienne en commun.
Elle avait l’air de pas mal s’y connaître. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’elle avait dit mais le prof avait l’air ennuyé.
Il l’avait gardée à la fin du cours quelques minutes puis comme à son habitude, Erika ne nous avait rien dit de ce qui s’était dit entre eux deux !

Cette fille reste… restera… un mystère !

« Rom ! »
Franck vient d’entrer dans la chambre. Il est accompagné du médecin en chef.

« Rom ! Viens !... On y va »
Il a la gorge nouée et se retient pour ne pas pleurer une énième fois.

Je le suis dans le dédale de couloirs et d’escaliers.

C’est étrange, quand on a perdu quelqu’un, on se sent… je sais pas comment dire… pas bizarre… on se sent… spécial. Oui, c’est ça, on se sent spécial. Spécial dans le sens où tous les gens qu’on croise vous doivent le respect. Inconnus et connus.
J’ai du mal à exprimer ça, ça peut paraître très égoïste mais c’est comme si moi j’étais mort et que toutes les personnes sur mon chemin étaient plus heureux que moi donc me devaient respect et compassion.
Pourtant, est-ce que moi j’éprouve respect et compassion pour les autres que je ne connais pas lorsqu’ils perdent un proche ?
Je sais pas ! Peut-être ! Peut-être pas ! Je me rends pas compte.

Le lendemain de sa mort, je voulais pas aller en cours.
Franck est passé me prendre. Si lui y allait alors je pouvais bien faire cet effort aussi.
Le directeur à la pause de 10h a fait un petit speech puis nous a fait observer une minute de silence.
J’étais en colère. Tous ces faux culs du lycée qui la connaissaient pas où se moquaient de notre groupe, observaient ce jour là une minute de silence en sa mémoire.
Respect et compassion.

J’ai séché le reste des cours de la journée avec Franck.

On est allés au « Cofy café », on s’est installés à la table près de la baie vitrée qui donne sur la rue et on a commandé un milk-shake café pour moi, un capuccino pour Franck et un verre de lait fraise en plus pour Erika. C’était sa boisson préférée.
On regardait ce verre posé à côté du cappuccino, entre le cendrier et le sucrier. Il était comme notre lien unique de communication avec Erika dans l’au-delà. A lui seul il nous renvoyait tous les moments passés à cette table ensemble, tous les fous rires, tous les espoirs et les galères d’ados.

Chloé est entrée, s’est assise à côté de moi et m’a caressé le dos.
Elle irradiait bien plus que cette fois où je l’avais vue entrer et commander un paquet de cigarettes.
Elle apaisait toutes mes peines et mes maux.
Et puis pour ne pas faire trop de mal à Franck en m’embrassant devant lui, elle m’a chuchoté à l’oreille :
« Si tu en éprouves l’envie, ce soir tu peux passer chez moi. »
Puis elle me fit un baiser sur la joue, embrassa aussi Franck sur la sienne et sortie.
On était sonnés tous les deux comme deux boxeurs après un double KO. !

La vie continue malgré tout...


(Episode 21: Scénario: nino / Illustrations: rvdd)

22.4.05

20 : La fin

Le médecin disait qu’il en avait marre de ce boulot.
La fatigue et le stress liés au manque d’effectif étaient devenus intolérables.
Et la mort, omniprésente.
La misère humaine, la violence.
Mais surtout la mort.

L’infirmière acquiesce. Elle est fatiguée et ça se lit sur son visage.

Ils partent tous les deux.

Le couloir est vide. Je suis assis et j’attends.
Fatigué.
Triste et fatigué.



Erika est entourée de sa famille. Frank est en bas, à la cafete.
Chloé et Mélanie vont passer d’ici une heure.

Les médecins sont très pessimistes.
Si Erika ne se réveille pas rapidement, elle risque d’avoir des séquelles irréversibles.
Voilà où nous en sommes.

Putain, j’ai pris 50 ans dans la gueule mais en une nuit.

Et c’est là que tout a basculé.

Des médecins et des infirmières courent. Ils se dirigent tous vers la chambre d’Erika.

Je me précipite.
Ils la choquent plusieurs fois.

La mère d’Erika est figée, comme si le temps s’était arrêté.

Puis le silence.
Une seconde.
Une éternité.



Un bip qui ne s’arrête pas et le regard du médecin.
Je peux lire dans ses yeux qu’il a perdu.

Je comprends, Erika est morte.

Je sens quelque chose m’envahir. Le ventre, mon cœur, ma tête, ça m’enveloppe.
Il faut que je parte d’ici.

En courant comme un dératé, je prends le couloir qui mène à l’escalier et j’arrive dans le hall.

Je suis enfin dehors.

J’ai envie de hurler, mais aucun son ne sort de ma bouche.

Je vomis.



Adossé contre un mur, j’essais de me persuader que tout ça n’est pas vrai.
Qu’Erika va arriver et me taper dans le dos, comme avant.

Les larmes envahissent mon visage, je ne contrôle plus rien, c’est une vague de sentiments qui me submerge.

Erika n’est plus là.

(Episode 20 : scénario : rvdd / illustrations : Cmax)

12.4.05

19 - A la dérive

C’est tout blanc.
Comme les couloirs de l’hosto.
Cotonneux.
Je flotte.
J’ai les paupières lourdes mais le sommeil est engourdissant.

Franck revient s’asseoir à côté de moi.
Depuis qu’Erika est revenue du bloc, elle repose dans un coma inexplicable.


Les médecins sont infoutus de nous dire ce qui s’est passé. Ils l’ont rafistolée, point barre.
Ils font 10 ans d’études et savent même pas donner d’explication.
Ca sert à quoi alors ? Autant pas faire les études.
Rhââââ, je sais bien que je dis n’importe quoi mais plutôt que de penser à ce qui pourrait arriver à Erika je préfère cracher sur les autres.
C’est plus facile et ça défoule.

« Putain, ça fait des mois qu’on ose rien se dire et c’est au moment où ça marche entre nous qu’y faut qu’elle tombe dans le coma ! »
Franck a parlé le regard dans le vide, les yeux pleins de larmes. Je reste incapable de dire quoi que ce soit. Ma poitrine se comprime et dessine un rictus horrible sur ma bouche. J’ai la gorge nouée et moi aussi les larmes montent comme des vagues successives de plus en plus fortes. Jusqu’à l’explosion finale où un cri sort de ma bouche et que les larmes déferlent.


Franck et moi nous prenons dans les bras et chialons comme des gamins. Dans ses bras, je repense aux tranches de rigolades avec Erika et lui. Nos matchs de badminton, le ciné, le bowling… Nos discussions à l’ombre du feuillage des arbres du parc, allongés l’été dans l’herbe grasse et grattante.

« J’me sens si bête Rom, de t’avoir parlé comme ça l’autre jour. Tu sais, Erika était pas contente que je t’engueule et j’ai regretté. J’avais l’intention de m’excuser et puis…et puis… » larmes à nouveau, accolades, souvenirs...
C’est con la vie des fois.

La douleur passe, pour quelques instants seulement.
Franck se lève : « Tu veux un café ? »
« Non, ça va aller. J’en suis déjà à 6. J’vais attendre un peu. »
« Ok. Je reviens ! »

Les parents d’Erika sont avec elle dans sa chambre. Ils ont demandé des fauteuils pour être près d’elle. J’ose pas entrer, si ils dorment.
Bientôt 23h.
L’une des portes anti-incendie s’ouvre. Quelqu’un marche dans le couloir et vient s’asseoir à côté de moi. J’ai les yeux ventousés dans les paumes de main, les coudes sur les genoux.
Une voix que je connais trop bien dit : « Alors ? On sait ce qu’elle a ? »
Je me relève lentement avant de tourner la tête.
Elle est là, assise, les mains sur ses cuisses, à regarder droit devant. Son profil se découpe sur la porte du fond et un instant ma vision se trouble : Mélanie !


« Kess tu fous là toi ? » je lui lance.
« Ca va Romuald. Pouce comme on disait gamin. On fait la trêve tu veux bien ? Je suis pas là pour me faire taper dessus ni te rabaisser. »
« Ah ouais ! Ben je vois toujours pas pourquoi t’es là alors ! »
« Je m’inquiète pour Erika pardi ! »
« Pourquoi ? Elle aussi t’as des vues dessus ? »
Je suis peut-être allé trop loin.

« Bon écoute, dit-elle en se levant, je vais mettre tes réflexions sur le compte de la douleur mais sache que j’étais sincèrement venue prendre de ses nouvelles. Et que ça te fasse un deuxième trou je m’en balance. » Et elle met les voiles.

Je restais seul quelques instants à digérer sa venue et ses mots.
Je décidais de la rattraper. Je la trouvais en bas, près du parking.
« Mélanie ! Attends ! »
« Quoi ? »
« Bon ben excuse moi, quoi. Je suis pas bien ces temps-ci. »
« Ouais bon ça va. »
« Erika est dans le coma. Ils savent rien ou veulent rien nous dire mais en tout cas elle vit. Autant elle peut se réveiller maintenant autant jamais. »
Elle reste silencieuse.
« Je savais pas que c’était grave à ce point là ! »
Elle semble sincère. Subitement, je me rends compte qu’on est presque des adultes.
On parle de choses graves avec un ton grave.
« Tu lui feras une bise de ma part quand elle se réveillera, ok ? » Et elle me fait un clin d’œil.
Je souris. Les larmes remontent.

Mélanie s’éloigne. Elle disparaît petit à petit dans la nuit.
Mais avant de s’évanouir elle se retourne et me lance : « Mais t’inquiète, Dents d’acier. J’oublis pas que je te dois toujours une mandale ! »
« J’y compte bien grosse vache ! »

L’espace de courts instants j’ai vu Mélanie humainement et humaine.
Elle a réussi à me faire oublier la réalité et revenir quelques jours en arrière, là où mes problèmes ne sont plus maintenant que bien ridicules face à une mort éventuelle.



(Episode 19: scénario: nino / illustrations: Miss Gally)


8.4.05

18 - Immortel

Elle est tombée.
Là, juste à coté de moi.
C’était si rapide que je suis resté planté comme un idiot quelques secondes, si rapide que ma bouche continuait à articuler la fin de ma phrase.

Erika est tombée et je ne sais pas si je la reverrai un jour.



Mon cerveau fonctionne vite.
Je n’ai pas le temps d’analyser les choses.
Je me revois sur le perron, avec Chloé.
Le baiser. Cette chaleur qui parcours tout mon corps. C’est la première fois que je me donne comme ça, comme je suis. J’arrive même a me convaincre que c’est le moment le plus fort de ma vie passée et future.

Le lendemain matin, tout a changé.
Elle m’a embrassé et je ne réalise toujours pas.
Au petit déjeuner, je regarde ma sœur. Elle me dévisage et me dit que j’ai l’air encore plus stupide que d’habitude.


Je prends la route du lycée.
Je repense à Mélanie. Je sais qu’elle m’attend, qu’elle veut me faire la peau et je m’en fous. Chloé m’a embrassé…
Je passe l’entrée et dis bonjour au gardien. C’est la première fois que je dis bonjour à ce gars.

Franck se dirige vers moi. Je comprends pourquoi il m’avait parlé comme ça l’autre jour.
J’étais uniquement concentré sur mon petit nombril.
Je lui dis que je suis désolé, que je ne veux pas perdre son amitié.
Il me sourit.

Erika arrive vers moi et Frank va parler à un de ses profs.
Elle a changé aussi. Elle a le même regard que moi : serein, amoureux.
Je lui raconte pour Chloé.
Elle me dit qu’elle est heureuse pour moi et...

Plus rien.

Son visage, ses yeux, tout devient inexpressif.

Elle tombe.

Franck court vers nous et se jette sur Erika.
Je crie au secours.
Des élèves se regroupent autour de nous.
Je vois Mélanie. Elle ne dit rien. Elle comprend.
Chloé est derrière moi. Je me jette dans ses bras.
Mon cœur bat si vite que je le sens dans toutes mes artères.
Le seul réconfort c’est d’être dans les bras de Chloé. Je détourne la tête et je me rends compte qu’elle pleure aussi.

(Episode 18: scénario: rvdd / illustrations: Gilles Laborderie)